Octobre d’Eisenstein, par Jeff Mills @La Cinémathèque française

eisenstein

Pour la projection des 2 heures 30 d’Octobre d’Eisenstein, Jeff Mills – qui s’est d’ailleurs souvent inspiré de réalisateurs pour ses compositions (Kubrick, Keaton par exemple) – a signé 42 morceaux inédits aux  sons très repérables  : à savoir  électros,  répétitifs, déstructurés, urbains. Mais pas seulement : l’objet filmique nécessitait en effet quelques écarts. Ce film de commande de 1927 peut être en effet considéré une sorte de clip géant et muet au montage particulier, saccadé. Le pape de l’électro met ainsi en exergue toute la modernité de cette oeuvre.  Comme le film lui-même, le spectateur est soudain projeté dans ce qui tient autant d’une  performance musicale que de la renaissance d’une œuvre majeure de l’histoire du cinéma.

Jeff Mils n’en est pas à son coup d’essai dans le genre. Il s’était déjà frotté à une même avec le  Metropolis de Fritz Lang au Centre Pompidou. Mais avec Octobre, le travail se compliquait. Au futurisme de Lang faisait place l’Histoire et un autre type d’engagement. Toutefois, inconditionnel instigateur du mélange entre film politique et technique de montage incomparable, le réalisateur soviétique  qui attendait du public une réaction, un étonnement et surtout une prise de conscience  face à l’Histoire pouvait tendre des perches (sans le savoir) à Mills. Il a su les sasir.

La mise en scène d’Eisenstein répond en effet à une grammaire de l’image très particulière. Dès La Grève (1924) il avait transformé montage et narration. Dans Octobre il systématise ses procédés. Par exemple un cheval blanc tombe progressivement d’un pont surélevé, après ordre de la part du gouvernement provisoire de fermer le centre de la ville aux prolétaires. Cette scène longue, coupée en plusieurs plans hyper courts, où l’on voit le cheval si prestigieux devenir la victime d’une décision politique, est typique de la manière du réalisateur.

Si Octobre est censé faire l’apologie de la Révolution russe, il reste particulièrement intéressant pour son caractère expérimental. Autant théoricien que plasticien, Eisenstein mêle aux grands tableaux historiques et lyriques des collages violemment rythmiques et symboliques. Il introduit dans ce travail de commande bien des ingrédients qui dépassent l’objectif. Surgissent par la magie des images des réflexions extrapolitiques sur la destruction, la folie meurtrière, la réversibilité des apparences. Le régime stalinien ne sera pas dupe : il multipliera les coupes dans ce manifeste encore plus expérimental qu’engagé.

A l’aide de recherches biographiques sur Eisenstein et sur la première dizaine d’années de la révolution soviétique et après avoir écouté  les deux autres adaptations musicales déjà réalisées lors des grandes restaurations du film – et en particulier celle de Philip Glass pour son projet MetamorphosisMills a créé une structure de rythmes apparemment simple mais très réfléchie. « J’ai étudié quelques uns des premiers accompagnements musicaux du film, dont certains exprimaient beaucoup de sympathie pour les idéaux du régime socialiste d’alors. Je suis un capitaliste, qui croit fermement à la liberté d’expression. J’ai voulu adopter une position objective, neutre, comme si j’étais un passant, un simple témoin des événements » dit-il.

L’objectif de Mills est de mélanger dans ce « manifeste » différents points de vues en créant des assemblages étranges de plusieurs morceaux dont les tempi s’accordent ou encore  ou de jouer le même morceau dans deux versions différentes, l’une douce, et l’autre plus violente. De tels motifs sonores superposés et déroutants mettent à jour les implications complexes liées aux actions visibles sur l’écran.

Mixant musique classique ou folklorique à des sons  hypnotiques électros, le D.J.  crée une bande-son résolument  postmoderne en accord avec le propos d’Eisenstein. Ce mixage est dû au caractère « film historique » d’ Octobre.  Le musicien ne pouvait pas imposer un aspect trop futuriste : « J’ai essayé de faire émerger une sorte d’aura intemporelle » précise-t-il. D’où le caractère incernable de l’œuvre. Ses sons proviennent autant d’instruments classiques que les machines les plus sophistiquées.. Les cymbales y  jouent un rôle majeur. Elles amplifient ce que Mills définit comme le côté  « fanfare  et spectacle » du film..

Octobre peut donc se lire selon deux grilles (une grand public par sa narration, et un autre plus intellectuelle par sa recollection d’images symboliques ou subliminales). Mills a  rebondi sur cette double esthétique.  Il réitère à sa façon à l’aide de ses boucles sonores les répétitions de plans du cinéaste. Et il a parfois ajouté une intensité électronique assourdissante aux scènes déjà paroxysmiques pour les intensifier.

Aux éclairs de génie d’Eisenstein répond l’habileté et la finesse de Mills. Il trouve dans ce travail de commande sans doute de quoi alimenter son futur album The Power prévu courant 2011 comme dernière partie de son projet “Sleeper Wakes”. Construit sur le thème de la désorientation mentale, cet album peut en effet se nourrir non seulement des pièces retenues pour Octobre mais de la trentaine d’autres prévues à cet effet et que le compositeur n’a pas utilisé. Toujours est-il que ce travail de commande reste – en dépit de ses citations obligées – dans le pur esprit de Mills et de ses sons imaginaires ou hallucinés.



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