Le formatage

Qu’est-ce que c’est, au fond, de la musique formatée ?
Il serait temps de mettre les choses au clair, avant que le terme ne dérive définitivement vers des contrées dangereuses. Qui n’a pas tendance à le dégainer trop prestement quand ce qu’il entend a le malheur de rentrer dans une case défendue ?
Ce qu’il y a de bien avec ces cases, c’est qu’elles sont extrêmement bien délimitées par les personnes de bon goût, qui slaloment habilement entre les zones occultes, avec une aisance suspecte. Et pour cause, quand on a construit tant de frontières infranchissables, il est enfantin de ne plus sortir de celles que par inadvertance (un terme politiquement correct pour dire paresse) on s’est fabriquées.
Rentrer dans une case, c’est le propre de la majorité des oeuvres. Les genres musicaux, on appelle ça. Appartenir à un genre, ça n’a rien de mal ; peut-on au moins se mettre d’accord sur ce point trivial ? Qu’il n’y a pas de hiérarchie des genres ? Que le rock progressif, en soi, n’est pas plus subtil ou mieux construit que le punk hardcore ? Que de telles comparaisons n’ont aucun sens ? Que malgré les dires d’une ravissante idiote rencontrée dans le train, MC Solaar ne fait pas de “rap, mais intelligent” parce que le rap n’est qu’un style musical et qu’il est par conséquent bien difficile de calculer son QI ?

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Le "hipster" américain se caractérise par son look maladivement étudié et son rejet catégorique de la musique populaire et la culture de masse en général

J’aimerais, si le lecteur le permet, m’aventurer un cran plus loin. Mais comme il faut souvent reculer un peu pour prendre son élan, faisons une concession au mélomane inquiet : oui, l’oreille s’éduque, et son éducation est un processus lent, méticuleux, délicat, qui s’apparente à mon sens à un art. Pas l’art du musicien ou de l’érudit, dont il n’est souvent en apparence que l’ombre vacillante. Non, l’art de l’écoute est le fruit d’une altération que j’aime concevoir comme presque physique, comme si tous les éléments de l’oreille interne se mettaient progressivement en place, au fil de la culture, pour former ce purgatoire des ondes miniature qui s’exprime dans les goûts du mélomane.
Ainsi, je suis le premier à affirmer que nous sommes loin d’être tous égaux en matière de musique, et c’est la moindre des choses. Qu’un auditeur féru de RIO ou de free jazz depuis des années ait plus de légitimité à émettre des jugements esthétiques au sein de ces catégories que le néophyte, cela me semble indéniable. Ce raisonnement ne peut aller sans une autre évidence : les genres musicaux ont tous leurs pré-requis et certains en ont un peu, beaucoup, énormément plus que d’autres.
Ce que le mélomane (toujours lui !) a parfois tendance à oublier se résume en deux points qui donneront des boutons à quelques-uns, mais qui me semblent cruciaux. Premièrement, rappelons-le, une hiérarchie des genres est illusoire. La couleuvre est difficile à avaler, mais qu’une musique nécessite un plus long processus d’assimilation ne lui donne en aucun cas plus de valeur intrinsèque. Elle peut ouvrir à des esthétiques nouvelles et différentes, mais pas “supérieures”. Deuxièmement, et puisque c’est le sujet qui nous intéresse, le mélomane et le néophyte sont sur un pied d’égalité absolu quand il s’agit d’apprécier une musique vierge ou presque de codes, de schémas, de citations, une musique sans pré-requis, ou seulement ceux que tout le monde a glanés de son environnement culturel.
Nous voilà dans le vif du sujet. C’est ici, souvent, que l’on parle de musiques formatées ; au sujet de ces approches indulgentes pour l’oreille, plus susceptibles d’occuper une station de radio ou un créneau MTV. Que cette aisance à plaire, cette esthétique facile à appréhender, soit essentiellement le fruit d’une culture commune ou contienne sa part d’inné, la problématique est vaste. Mais on comprend la frilosité de l’auditeur cultivé : le voilà nu comme un ver devant des oeuvres que son érudition ne lui donne aucun avantage à juger. Tout au plus lui donnera-t-elle une certaine crédibilité aux yeux des autres, quand il taxera ces mêmes oeuvres de formatées, ou moins pompeusement mais en appuyant encore le contre-sens, de “commerciales”. Un aveu d’impuissance déguisé en verdict implacable.

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Quel maçon, au moment de poser les dernières tuiles, décide qu’il n’a plus besoin des fondations ? C’est dans notre cas un péché d’orgueuil, et Dieu sait que les pêcheurs sont nombreux, votre serviteur y compris. Il est si facile de confesser sa honte de jeunesse pour des oeuvres reniées depuis, quand on n’a même pas pris la peine de les réécouter pour les juger à l’aune du prisme de la connaissance. La connaissance qui hélas, malgré son potentiel d’épanouissement vanté par les parents et les professeurs, va parfois main dans la main avec une fermeture progressive de l’esprit, oubliant la curiosité avide et impartiale de sa période de friche.
Le formatage existe, bien sûr ! Puisqu’il existe des musiques plus accessibles, il serait étonnant que certains n’essaient pas de faire rentrer les bourrelets d’un talent inexistant ou simplement ailleurs dans une case plus vendeuse. Mais quel dommage que les artistes qui ont la chance d’exceller dans un langage direct et universel, ce qui est loin d’être plus évident que d’en maîtriser un spécifique et confidentiel, en perdent leur apparente crédibilité auprès d’un public élitiste.



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