Y’a-t-il des musiciens partout ?

La musique populaire (au sens large) contemporaine tend à éliminer la coupure entre producteur et consommateur, experts et amateurs pour proposer un autre modèle. Bernard Stiegler y voit un développement des valeurs personnelles au détriment de la simple consommation. Il est vrai que les nouveaux systèmes de communication ne sont pas pour rien dans un système coopératif qui définit de nouveaux espaces et de nouveaux canaux de production et de création. On voit des musiciens qui s’auto-produisent fleurir partout grâce principalement à la “toile”. Les Immortels ont permis de découvrir ce qui se fait de mieux dans le genre avec Arcas avec son A New Dawn dont la trame narrative musicale est un tissu de sensations « métal » très proche d’une vision S-F. Ce C.D. instrumental est suffisamment riche et inventif pour laisser croire éclosion à la remise au goût du jour d’une idée chère de Mai 1968 et développé dans son slogan “Il y a des artistes partout”.

L’idée est séduisante et il est vrai que, par exemple, les blogs donnent à beaucoup l’impression d’exister artistiquement. Cela est sans doute un moyen (au moins) de satisfaire des egos. Et il est vrai aussi que la multitude de nouveaux réseaux rhizomatiques ouvre un champ immense à divers états de la création. L’artiste en herbe et en mal de reconnaissance peut y satisfaire une pulsion cathartique puisque se pose sur son travail des regards que les périodes antérieures avec leurs pauvres moyens de diffusion ne pouvaient lui accorder. Pourtant une telle diffusion hybride part dans tous les sens et bien malin celui qui retrouve des lignes directrices, sauf lorsque ces productions sont remarquées et reprises par des networks puissants qui leur donnent pignon sur rue.

MySpace, un lieu d'expression et de diffusion pour les artistes "amateurs".

MySpace, un lieu d'expression et de diffusion pour les artistes "amateurs".

Ce nouvel état de la scène artistique peut sembler le signe d’une crise du système capitaliste dont les réseaux de diffusion deviennent si complexes et prolifiques que lui-même y perd ses billes. On retrouverait donc là, loin du diktat et des filtres des labels majeurs, la chaleur et l’immédiateté d’une musique qu’aucune production officielle ne permettrait de faire résonner tant elles restent parfois primitives et féroces. Et il n’est pas rare jusqu’à des groupes « institutionnels » mais abandonnés par les majors de s’auto-produire (on se souvient de Prince hier ou de Pan Sonic aujourd’hui).

Reste à savoir la valeur à accorder à cette diffusion sauvage. De fait il y a maldonne et incompréhension car derrière l’éclatement protéiforme ou l’amoncellement des musiques, tout est rassemblé sur le même vecteur. Les travaux souvent radicaux ne doivent leur existence que par un modèle de diffusion (Google entre autres) qui demeure le modèle même de ce que ces musiciens sont sensés combattre. Ce système a d’ailleurs compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de cette prolifération ébouriffante. Par ses techniques de filtrages et d’enquêtes il élit très vite ce qui touche l’opinion et qui peut devenir récupérable.

Kate Nash, petite perle Pop britannique découverte sur MySpace.

Kate Nash, petite perle Pop britannique découverte sur MySpace.

Une chose est sûre : ce n’est pas parce que des groupes s’auto-produisent qu’ils sont forcément intéressants. A l’inverse cependant l’auto-production et la diffusion sur le Net permet l’éventualité d’une reconnaissance, et des sites comme Les Immortels sont là pour contribuer à ce sacerdoce en étant guidé par la passion de la musique en marche et parfois en avance sur son temps. Ces sites ont l’immense mérite de découvrir de nouvelles lignes ou ratures, d’empreintes originales par delà parfois leurs déchirures et leurs imperfections.

En plus beau garçon du monde, Internet ne peut donner que ce qu’il a. S’il ouvre la porte à la création, il l’encombre surtout de sous-produits dont l’intérêt (ne parlons pas de valeur) reste peu évident. Un musicien digne de ce nom est par essence inventeur d’espaces sonores improbables, impensables. Il crée des fables musicales face aux affabulations des mythologie auditives du moment. Il crée des matériaux incandescents ou bien nocturnes, évanescents ou massifs, naïfs ou complexes mais inédits. Et il faut bien le reconnaître le Net est chiche en œuvres qui donnent vie à de nouveaux cheminements. A surfer sur la Toile on a souvent l’impression de marcher dans un désert. La majorité des “œuvres” ne sont que du copié-collé, du déjà entendu et les déceptions nombreuses. Rares sont les groupes sincères, techniquement solides et imaginatifs capables de transformer des à peu près en œuvres susceptibles d’offrir de nouvelles écoutes et visions du monde.

Rebecca Black : quand la liberté d'expression musicale est repoussée jusqu'à la limite du tolérable.

Rebecca Black : quand la liberté d'expression musicale est repoussée jusqu'à la limite du tolérable.

La plupart des œuvres sur Internet demeurent des objets identiques à eux-mêmes, ils restent sans réalité car le réel dans sa réalité comme le virtuel dans sa virtualité ne sont pas matière à représentation. C’est pourquoi rares sont les musiciens qui retirent leur épingle du jeu mondial sur le Net. Rares sont les œuvres qui provoquent une expression nouvelle de l’anatomie du monde en ménageant un territoire chargé de provocation. Peu d’artistes potentiels utilisent la perception sonore afin de développer un dérangement physique et de déplacer le centre de notre émotivité vers quelque chose de plus profond.

Certes Internet peut devenir l’espace d’un fabuleux théâtre musical au service d’un paradoxal érotisme : non celui qui exalte les sens mais qui les porte vers quelque chose de plus passionnant car poussé plus loin. Encore faut-il des créateurs capables techniquement et émotionnellement de ce chemin. La plupart reste les narrateurs de la banalité (souvent empreinte d’un romantisme délétère, new-age ou d’un gothisme de façade). Certes l’objectif de la musique n’est pas de situer le son au sommet de l’esprit humain mais plutôt dans sa carcasse ou ses restes. Mais il convient de l’inventer et de faire surgir une vitalité en action contre la catastrophe absolue. La matrice internet peut être aussi bien une tombe qu’un creuset. Aux approches de la nuit que nous voyons venir sur la civilisation et sur la culture, restons cependant vigilants dans l’espoir de découvrir des productions rayonnantes de beauté noire surgies tant par l’affect exacerbé que par l’intelligence. Mais ce n’est pas hélas ce qui est donné à entendre de la manière la plus fréquente.

Le lieu et le lien visuels et sonores Internet restent le plus souvent un non-lieu et un non lien. Il n’offre qu’une musique sans objet, une fenêtre sourde au dehors, une porte close avec soin. Elle devient souvent une pratique de nouveaux clercs approximatifs qui se veulent sans ‘re-pères’ mais qui se piègent eux-mêmes pas leur méconnaissance et leur ego. De la fausse originalité au déjà entendu il n’y a qu’un pas, et le dialogue mondialiste n’est souvent qu’un dialogue de bouche de fumée à bouche de fumée. Les “choses” de la musique rock sous toutes ses formes commencent souvent au rebours des choses de la vie. La vie commence par une naissance et la musique peut commencer sous le règne de la destruction : règne de cendres, recours au deuil, retour de fantômes, nécessaire pari sur l’absence et le silence, à travers une musique souterraine avec son poids de silence et son souffle de l’effroi.



Commentaires

1 commentaire to “Y’a-t-il des musiciens partout ?”
  1. Daphné says:

    Un bel article, qui en effet démontre que malgré le nombre incroyable de possibilités qui s’ouvrent grâce à Internet, c’est toujours les mêmes chemins qui sont empruntés, et toujours les mêmes schémas qui fonctionnent. La preuve, j’ai demandé autour de moi des noms d’artises découverts grâce au net, et franchement, dans les propositions, il y avait 99% de “daube” dont la plupart a déjà disparu, d’ailleurs.

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